bandeau
Accueil > Cinéma documentaire > Articles >


Etre et avoir, de Nicolas Philibert
Partager cette page

Publié dans Images documentaires n°45/46, 2002
http://www.imagesdocumentaires.fr/Nicolas-Philibert.html
numéro épuisé, téléchargeable sur le site

PREMIERS PAS SUR LA LUNE
Etre un petit paysan et avoir devant soi le grand livre du monde, être au chaud dans la classe et avoir les yeux ouverts sur le dehors, être timide et avoir le courage d’affronter les autres, être malheureux et avoir foi en l’avenir, être enfant et avoir pour guide un adulte, être élève et avoir un bon maître, être le maître et avoir dans ses mains l’avenir du monde. Etre et avoir, le dernier film de Nicolas Philibert (sorti 28 août 2002) conjugue librement, au fil des mois qui passent dans une classe unique rurale, les deux auxiliaires. Avec une nette préférence pour « être » qui ne surprendra pas les familiers du réalisateur.

Si l’on met de côté le spectateur enseignant qui râle contre cette image passéiste du hussard en sabot et le spectateur ciné-puriste qui s’insurge contre l’entorse délibérée aux canons du documentaire de création que constitue la longue séquence d’interview enchassée au milieu du film, le public à la sortie de la projection arbore un sourire comblé. Comme si le film lui avait apporté en 1 h 45 minutes un concentré de bonheurs. Etre et avoir, est sans conteste un beau film, et en plus un film qui fait du bien par où il passe.

Le bonheur d’apprendreAu cinéma, l’école apparaît en général comme un lieu d’ennui mortel éventuellement interrompu par des rébellions plus ou moins lyriques (Zéro de conduite, Les Quatre cent coups). Les caméras de cinéma s’installent plus volontiers dans les cours de récréation ou les dortoirs que dans les salles de classe. Du bonheur d’apprendre, il est rarement question. Même le mythique Cercle des poètes disparus qui peint l’amour d’une classe pour un professeur « charismatique » n’évoque pas ce qui est au cœur de l’école et des longues années qu’on y passe : l’apprentissage. Ce sujet traîne après lui la réputation d’être peu photogénique et peu vendeur.
L’une des premières séquences de Etre et avoir montre un bonhomme de quatre cinq ans juché sur une chaise et s’efforçant très sérieusement de fixer au tableau, à l’aide de punaises magnétiques, une affiche nettement plus grande que lui. L’équilibre est bancal : le spectateur s’attend à voir l’enfant basculer, patatras, avec tout ce qu’il tient dans les bras. Contre toute attente, le gamin réussit. Cet exploit minime, fixer au mur un poster pédagogique, Philibert réussit à en tirer une séquence de cinéma à laquelle rien ne manque, ni le petit héros auquel on s’identifie, ni le suspense né de la crainte devant la catastrophe imminente, ni le happy end.
L’élève, comme l’indique lumineusement cette scène inaugurale est quelqu’un qui se hisse et se hausse, quelqu’un qui grandit et que l’Ecole s’attache à faire monter aussi haut que possible. Il est ici question d’élévation et non d’élevage, on l’aura compris.
Variation sur le même canevas : le même Jojo (décidément, le cinéaste n’a d’yeux que pour lui) s’essaye avec une copine au maniement de la photocopieuse. Dans le jeu des essais erreurs, cette fois c’est l’erreur qui l’emporte. L’humour naît du montage avec l’intervention muette et prévisible du réparateur de photocopie.
Autre variation : les plus petits élèves travaillent à casser des œufs pour préparer la pâte à crêpe de la Chandeleur. Certes le maître n’est pas loin et veille à circonscrire les dégâts mais on s’attend au pire. La probabilité que les gamins de quatre ans réussissent à faire arriver l’œuf dans le saladier semble faible, autant leur demander de loger un ballon dans un panier de basket (à 3, 05 mètres du sol). Certains y parviennent tout de même et l’on a envie d’applaudir ce triple exploit. Celui des élèves qui viennent de casser le premier œuf de leur vie. Celui du maître qui leur a permis de se hasarder en terrain inconnu en assumant les risques. Celui du cinéaste qui réussit à rendre cet exploit aussi passionnant que les premiers pas de l’homme sur la Lune. On n’aura jamais si bien filmé le bonheur d’apprendre.
Le bonheur dans la difficulté
Le bonheur pour l’élève, pour le maître et surtout pour le spectateur semble proportionnel à la difficulté vaincue. Elle n’est donc pas minimisée comme elle l’est dans tant de publi-reportages bien pensants qui vantent les bienfaits des innovations pédagogiques, qu’elles soient à base technologique (e-learning, etc..) ou managériale (évaluation formative, dynamique de groupe, etc..). Dans Etre et avoir, le savoir ne se laisse pas attraper tout seul, il faut vaincre des résistances que l’on constate sans toujours les comprendre. Un petit se refuse à passer du 6 au 7. Le maître a beau insister, les camarades ont beau souffler, après 6, pour lui, il n’y a plus rien. Un autre ne parvient pas à dire « une amie ». « Une copine » s’obstine-t-il à répondre. Après trois ou quatre tentatives, le maître lâche prise. Il y reviendra sûrement, mais plus tard. Dans son métier, le secret, c’est la patience. On ne force pas les plantes à pousser, on ne peut que les arroser et leur offrir un peu d’engrais. Idem pour les enfants. L’instituteur n’est pas un Pygmalion, il n’est qu’un bon jardinier.

Les familles en contrepoint
Le film accompagne quelques élèves chez eux. On les voit balayer l’étable, manœuvrer le tracteur, faire déjeuner une petite sœur, réviser des tables de multiplication, le tout dans des lumières plutôt faibles et indirectes. Tandis que l’école est le lieu où l’enfant se hasarde chaque jour en terrain inconnu, la maison est le siège de la routine, répétition des mêmes gestes, des mêmes opérations. Et les parents qui veulent participer aux devoirs scolaires ne font qu’embrouiller les choses. « Tu veux une gifle » lance une mère à un fils emmêlé dans ses calculs. Obscurantisme des familles versus lumières de l’Ecole. La démonstration culmine avec une scène truculente : autour du fiston en mal de multiplication la famille en grand débraillé s’assemble peu à peu entre le fourneau et la toile cirée et fait entendre sa magistrale cacophonie. Satire drôle, jamais féroce. La ferme ne peut donner que ce qu’elle a, avant tout sa chaleur humaine. Pour l’intelligence, mieux vaut faire confiance à l’école nous glisse mezza voce Etre et Avoir.

Le bonheur d’enseigner
Ce maître expert en jardinage des intelligences, Nicolas Philibert y tient tellement qu’il le filme en dehors de sa classe, occupé à tailler ses rosiers. De cette unique séquence d’interview, on retiendra que ses parents, un ouvrier agricole andalou marié à une Française, ne ménagèrent pas leur peine pour qu’il échappe au dur travail de la terre. Le fils affirma de bonne heure une vocation pour l’enseignement. Il a eu la chance de faire des études mais sans rompre le lien. C’est en paysan (d’autrefois) qu’il conduit sa classe, respectueux des saisons, des rythmes naturels et des propriétés de chaque sol : les tomates ont besoin de soleil autant que les violettes demandent l’ombre. La succession des saisons au dehors filmée dans un tremblement de bonheur (depuis les neiges de décembre aux blés dorés de juin) inscrit le temps scolaire dans le temps solaire, du froid vers le chaud, de l’obscurité à la lumière. Eloge de la lenteur, le film s’ouvre sur une séquence de tortues explorant le linoléum de la salle de classe encore déserte au petit matin. L’enfance est une promesse ; la jeune pousse a besoin d’un jardinier patient. Mais la leçon de la tortue s’adresse aussi au cinéaste : dans le cinéma documentaire, « rien ne sert de courir… ».

Chronique de l’infiniCombien de temps faut-il pour apprendre à lire et à compter ? pour voler de ses propres ailes ? L’enseignant donne sans compter, sans chronométrer, sans bousculer. Il prend d’autant mieux son temps que les enfants arrivent dans sa classe à l’âge des couches-culottes, hochet en bouche, et le quittent sept ou huit ans plus tard pour partir au collège. Avec lui, ils ont le temps de grandir. Sa patience est infinie comme le suggère entre autres une scène consacrée à l’infini des nombres. « Après cent ? » demande-t-il à Jojo (encore lui). « Rien. – Mais non, 101, 102… Et après 1000 ? – Rien, répond encore l’enfant. – Mais non, 1001, 1002… Et après un million ? – Rien… – Et après un milliard ?… » Jojo commence à se lasser du jeu mais le maître continue jusqu’à ce que le gamin commence à entrevoir le concept d’infini. La patience du cinéaste réussit à se mettre au diapason. L’art du film comme l’art d’enseigner tient dans une certaine durée, durée des regards, et des situations d’où naît une chronique émerveillée.

Symphonie pastoraleDedans, dehors : dès les premières minutes, le film installe ces deux espaces. Ils sont d’abord opposés, dehors la nuit, dedans la lumière ; dehors la tempête de neige, les bœufs affolés, les fermiers à la peine, dedans, le silence, le calme, la chaleur. A mesure que le film avance, les termes de l’opposition se rapprochent. Les champs dessinent au printemps des géométries de rêve (magnifiquement filmées) qui répondent aux figures tracées sur les cahiers d’écolier. L’été achève de résoudre la contradiction et, avant même la date officielle des vacances, la classe est déjà aspirée par le dehors. On installe les tables dans la cour et l’on part en pique-nique à la montagne. Le bâtiment de l’école, les élèves et le maître, tous sont enracinés dans cette campagne qui les nourrit et les inspire. Etre et Avoir distille un bonheur oublié, celui d’un rapport profond avec la nature, intime et nécessaire.

Le bonheur est dans la loi
Pour que les enfants puissent prendre le risque de se tromper sans se mettre en péril, que les petits puissent devenir grands et leur intelligence s’épanouir, il faut de l’ordre. De ce point de vue là, comme pour le jardinage, le maître est de la vieille école : celle où l’on disait « Monsieur » en levant le doigt, où l’on attendait debout derrière sa chaise la permission de s’asseoir. La loi qu’il impose est certes un peu désuète mais bienfaisante. Elle n’est oppressive que dans la mesure où l’on juge abusif d’inculquer le respect de l’autre et de la parole donnée, la fierté du travail bien fait.
Mais le maître fait mieux qu’imposer la loi, il la fait respecter et s’attache à la faire aimer. Une scène d’une intensité magnifique le montre, celle où il contraint les deux plus grands de la classe à vider leur querelle. Patiemment, il les aide à mettre des mots sur leurs blessures, et les deux garçons, oubliant complètement la présence de la caméra, surmontent leur différend et concluent, dans les larmes, à la nécessité de faire la paix.

La bonne distance
Nicolas Philibert s’est-il trop attaché à l’instituteur au point de mettre en péril la « bonne distance » à laquelle il est si justement attaché ? Lors de la journée à Lussas (août 2000) qu’il avait organisée avec Serge Lalou sur ce thème, il disait en substance « la bonne distance n’est pas fixée une fois pour toutes, elle n’est pas le fait de gens qui prétendent savoir garder leurs distances comme s’ils savaient à priori à combien de centimètres il faut se placer des autres ». Dans Etre et Avoir, la bonne distance se cherche en permanence. Elle est au plus près des plus petits avec lesquels on partage les premières aventures : premiers chiffres, premières lettres, premières culbutes. Elle est plus loin des grands qui, déjà presque adolescents, préservent leur bonne part de secrets. Avec l’instituteur, les choses se compliquent et parfois se gâtent.
Un instituteur étoile est né
Le début du film se concentre sur le dehors de la classe (les bêtes, les gens, les arbres sous la neige) et les petites choses du dedans (tortues, poissons, feutres et gommes). Peu à peu, on découvre la classe comme un collectif humain dont la raison d’être est d’apprendre à vivre ensemble en devenant plus humain (citation libre de Confucius). Les élèves baignés de la lumière (de la raison ?) rayonnent. L’instituteur n’est qu’un opérateur, un deus ex machina discret. Mais à mesure que le film avance, Philibert le met davantage en scène. Il lui fait jouer une scène farfelue où, à l’occasion d’une dictée, le maître en compagnie de ses grands élèves s’attendrit sur ses 35 ans de carrière. Il l’extrait de sa salle de classe pour l’interviewer devant ses rosiers. Il l’installe dans des tête-à-tête qui tiennent plus du soutien psychologique (bricolé avec un bonheur inégal) que du soutien scolaire. A mesure que le maître devient la vedette, le sens du film s’infléchit.

De la chronique au drame
Vers la fin, la liberté allègre laisse place à une atmosphère alourdie par l’angoisse. Le maître qui savait si bien se montrer proche sans familiarité, bienveillant sans condescendance, protecteur sans possessivité devient un peu pesant. « Tu viendras me voir l’an prochain ? » demande-t-il à celle qui part au collège. Souci de protéger cette jeune fille fragile et timide, ou crainte de la retraite et de l’adieu définitif aux enfants ? Les enseignants, même les meilleurs, sont faits pour qu’on les quitte sans se retourner. On a de la peine pour lui dont la vie s’est confondue avec l’école qui était aussi sa maison, sa vocation, sa raison de vivre. Derrière l’angoisse du maître voyant partir ses élèves pointe celle du cinéaste voyant disparaître l’école de ses rêves.
Le temps du film épousait la spirale lente des saisons, il avançait au rythme quasiment imperceptible des maïs qui poussent et des enfants qui grandissent. L’épilogue le fait basculer dans une temporalité qui découpe brutalement un avant et un après : adieu la chronique, bonjour le drame.

Du cinéma avant toute chose
Ce qui menace aujourd’hui Etre et Avoir, c’est d’être vu comme un film sur l’école, et à ce titre-là, de devenir un spectacle de première partie, introductif à un débat de société comme notre société en mal de débats sait si bien s’en inventer. La liberté d’expression ne permet pas qu’on interdise aux revues pédagogiques d’en rendre compte. Il le faudrait bien pourtant à voir l’épaisseur des contresens qu’il suscite : certains y voient un plaidoyer pour le maintien des classes uniques, une apologie passéiste des blouses grises et de la pédagogie de papa… On a envie de crier « Stop ! » « Bas les pattes ! », Etre et avoir est un beau film, œuvre de l’un de nos meilleurs cinéastes d’aujourd’hui, qui parle de l’essentiel – la naissance, la mort, la transmission – de tout ce dont notre société se détourne aujourd’hui, et il en parle avec les moyens du cinéma, avant tout la justesse d’un regard.
Anne Brunswic
pour Images documentaires n° 45/46



(c) 2009 Anne Brunswic | Flux RSS | Contact | Réalisé par moduloo.net