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La photographie comme profanation
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La photographie composée avec soin représente, sur un quai de gare au fond duquel se dessine une ville, sept soldats accroupis en train de se soulager au bord d’un fossé jonché de papiers froissés et une dizaine d’autres debout, occupés à se reboutonner.

De part et d’autre de cette double rangée d’hommes, deux trains de marchandises enserrent le quai et la scène. Dans l’ouverture des portes, on aperçoit d’autres hommes en uniforme qui ont sans doute déjà satisfait leurs besoins naturels. Un peu plus loin sur le quai, deux becs de gaz pour l’heure éteints indiquent un certain degré de civilisation urbaine. A gauche, du côté de la fosse d’aisance improvisée se dresse une palissade d’un mètre environ.

La tôle clouée sur des pieux de bois ne monte pas assez haut pour protéger des regards. Au fond, côté ville, d’autres soldats tous coiffés d’un calot et couverts de la même capote en drap regardent plus ou moins en direction de l’appareil photo. L’horizon de ce côté est fermé par des maisons de quatre ou cinq étages. Parmi les accroupis, seuls les deux les plus éloignés regardent du côté de l’objectif. Ils sont trop loin pour qu’on puisse interpréter l’expression de leur visage.

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Le premier plan se partage entre deux hommes : un jeune de profil, accroupi, pantalon tirebouchonné aux genoux, la main droite glissée sous le fondement, un autre plus âgé, debout, qui regarde droit le photographe. Un mégot glissé entre les lèvres entrouvertes, le front plissé, les yeux cernés, la main gauche où brille une chevalière montée à hauteur du col. Il ne sourit pas. Peut-être parle-t-il ? J’aime à penser qu’il maudit ce photographe qui les immortalise dans leur défécation.

Cette photographie, le visiteur du musée de l’Armistice à Rethondes peut la voir au moyen d’un stéréoscope (qui éclaire par derrière une double plaque de verre et donne une impression de relief) dans une série intitulée « La vie du poilu ». Un petit garçon porté dans les bras de son père colle ses yeux contre l’appareil. La grand-mère commente « Ton arrière-papi y était ». Cette image absolument unique par son « sujet » , exposée depuis plus de dix ans dans la clairière de Rethondes, vient de paraître en grand format dans « La Première Guerre Mondiale, l’album photo inédit » page 172-173 (Ed. Little Big Man, août 2001). Jean-Pierre Verney, collectionneur de photos de guerre, signe les légendes et les commentaires de l’ouvrage. « Latrines collectives, le long d’un convoi ferroviaire de transport de permissionnaires » dit la légende. Le commentaire évoque les mutineries de 1917 et la sagesse de ce « vieux soldat » qu’est le général Pétain qui comprend vite que leurs motivations ne sont pas vraiment révolutionnaires : « Les hommes veulent une amélioration de l’ordinaire…Le principal, le régime des permissions… elles sont souvent reportées ou annulées. »

Mais la photo dit bien plus que ces propos lénifiants. Ces hommes qu’on vient de figer pour l’éternité en train de chier, qui leur a demandé la permission de les prendre en photo ? Personne, sans doute. Y auraient-ils consenti ? Sûrement pas. Qu’importe puisqu’on a pris l’habitude depuis trente mois que dure cette horreur de leur voler leurs vies, corps et âme, nuit et jour, été comme hiver. Depuis longtemps, ils ne s’appartiennent plus. Depuis longtemps, ils n’ont plus d’autre identité que ce numéro matricule qui viendra bientôt s’aligner dans la statistique des pertes. Voilà beau temps qu’ils n’ont plus rien à cacher à leurs voisins de cloaque, beau temps qu’ils ont tout vu du corps de leurs frères d’armes, jusqu’aux viscères traînant dans la boue, aux cervelles éparpillées, aux orbites énucléées. Entre eux, foin des pudeurs de fillette. Mais la photographie, c’est autre chose. Qui peut oser photographier un homme, voire un groupe d’hommes, en train de déféquer ?

Ma stupeur ne vient pas du fait que les voyageurs du train s’arrêtent un instant au bord de la voie ferrée pour se vider les boyaux, comme ils ont dû le faire bien souvent dans les bourbiers de leurs tranchées, surtout quand la peur les prenait au ventre, ou les maladies. Elle ne vient pas du fait qu’ils semblent parfaitement à l’aise malgré la promiscuité qui les colle à moins d’un mètre les uns des autres. Elle vient de ce que quelqu’un aosé prendre la photographie, installer le trépied, ajuster la double mise au point de la stéréoscopie. Elle vient de ce que pas un de ceux qui étaient pris sur le vif n’a fait ce que vous ou moi aurions fait : envoyer le photographe et son appareil se faire pendre ailleurs. Ma stupeur est redoublée du fait que la photographie est montrée aujourd’hui à des fins édifiantes – honorer la mémoire des martyrs, remémorer les détails de leur vie quotidienne au bord du gouffre – qu’elle est exposée aux yeux de tous, publiée dans un album à grand tirage, mise en circulation de la manière la plus anodine, sans susciter le moindre haut-le-cœur.

Interrogez-vous : avez-vous déjà vu une seule photographie représentant un homme ou une femme en train de déféquer ? Pour ma part, jamais. En train de copuler, oui. D’accoucher, oui. De se fourrer les doigts dans le nez, dans les oreilles, dans le slip…, oui, tant que vous voudrez. La scatologie me direz-vous ? Soit mais dans le registre littéraire de la gaudriole, de la gauloiserie, du « carnaval » pour reprendre le mot de Bakhtine. Comme genre pictural, on citerait quelques caricatures de Chaval ou de Topor, des bandes dessinées pour adultes à l’humour ravageur, ou plus près de nous quelques provocations post-dadaïstes où la merde dûment authentifiée se hisse au rang d’œuvre d’art. Mais la référence de cette photographie de guerre n’est pas à chercher du côté de ces provocations esthétiques. Plutôt dans le naturalisme de la « Belle Epoque » finissante, goût du détail vrai dans sa vulgarité, goût de montrer le peuple dans sa nature brutale. Naturaliste se dit aussi du taxidermiste qui dissèque pour mieux empailler.

Ce regard « objectif » est celui du praticien qui examine sans se payer de mots les plaies purulentes de l’humanité souffrante. De l’humain, le praticien n’a à connaître que les fonctions. Il a le coup d’œil sûr, l’esprit pratique, le jugement rapide. Il sait ce qui est bon pour le malade, celui-ci dût-il en mourir.

Questions en suspens : dans quelle intention la photographie a-t-elle été prise ? pourquoi ceux qui y figurent en si piètre posture ne se rebellent pas contre le preneur de vue ? pourquoi exhibe-t-on aujourd’hui dans un lieu à la gloire des soldats une image qui leur a été manifestement volée ?
L’intention. S’agit-il de dénoncer des conditions de vie inhumaines, du moins d’en porter témoignage ? En ce cas, on choisirait à coup sûr une circonstance plus choquante. S’agit-il de célébrer un moment de relatif répit dans cette géhenne ? Le moment n’est pas approprié. De rapporter du front un cliché « curieux », « scabreux », « amusant », « viril », « paillard », en un mot original ? Peut-être bien mais alors, quelle désinvolture !

Qui a pu prendre la photo ? Un des hommes de la troupe pour conserver un souvenir de ses camarades ? Hypothèse d’autant moins probable que le matériel photographique est loin d’être encore accessible à tous, a fortiori celui qui permet de prendre des vues stéréoscopiques. De plus, les autorités militaires, par crainte des espions autant que de la démoralisation de l’arrière, interdisent la pratique de la photo en amateur. Certains ont tout de même clandestinement accumulé des collections impressionantes, comme ce soldat canadien Jack Turner, engagé volontaire de 1915 à 1919, qui a caché son appareil photo de fabrication allemande de 2 x 3 pouces sous sa manche. Le cliché vient plus vraisemblablement d’un agent de la section photographique des armées. Encore qu’il ne soit guère utilisable à des fins de propagande ni de renseignement. Beaucoup de ces agents prennent cependant tout ce qu’ils jugent intéressant et se constituent, en parallèle, des collections de souvenirs personnels. A moins qu’il ne s’agisse d’un gradé en quête de pittoresque. Mais que sont ces hommes pour lui ?

Celui qui prend cette photo n’accepterait pas d’y figurer. Elle est dégradante et il ne peut l’ignorer. Les hommes qu’il pointe dans l’objectif sont une masse, un collectif, une sous-humanité bornée par ses fonctions physiologiques. Des natures mortes, ou presque. Des gars juste bons pour le service. Bons à mourir pour la patrie. Avec une permission annuelle pour engrosser leurs légitimes qui donneront à la patrie une nouvelle (géné)ration de chair à canon. Regard raciste qui fige l’autre en indigène exotique, en éternité d’une nature sans histoire.

Pourquoi les hommes se laissent-ils faire ? Sont-ils inconscients de ce qui se trame au moyen de cet appareil comme le sont encore aujourd’hui certains Papous de Nouvelle Guinée ? Beaucoup de paysans français se sont fait photographier pour la première fois en 1914 avant d’aller au front. Le portrait a pris place sur le buffet avant de se loger sur les médaillons émaillés des cimetières ou des monuments aux morts. A moins que ces permissionnaires (sont-ils en partance pour leurs foyers ou de retour vers le front ?) ne soient trop las de tout, trop habitués à être ceux qu’on habille de bleu horizon, qu’on nourrit de rata, qu’on assomme à la gnôle et au bourrage de crânes, qu’on avance, qu’on recule, qu’on sacrifie, qu’on déchire, qu’on torture et qu’on désespère sans fin. Ils ont bien d’autres soucis en tête que l’image qu’ils laisseront à la postérité : survivre à cette horreur serait beaucoup, conserver ses deux jambes, ses bras, son sexe et sa tête en état de marche serait un luxe inouï. Alors, ce couillon de photographe qui fait le malin à un mètre d’eux, sûr qu’il mériterait une raclée, mais s’il avait fallu corriger tous ceux qui le méritaient depuis août 1914 , on n’aurait pas chômé. Le soldat qu’on voit debout de face, mégot aux lèvres, l’air en rogne, est peut-être en train de l’engueuler ce sagouin, ce salopard qui ne laisse pas le monde couler un bronze tranquille. « Et mon cul, c’est du poulet ? » N’empêche, la photo est là, signe que ces gaillards ont laissé faire au lieu de lui casser la gueule. Si le photographe était un gradé, sans doute la rébellion était-elle risquée. Mais leur passivité ne vaut pas consentement, elle signe leur accablement, leur misère morale, l’humanité bafouée par une industrialisation de la mort annonciatrice d’autres hécatombes perpétrées de sang froid.

Quant à moi, je vois dans cette image volée, exhibée, reproduite, imprimée, éditée à 10 000 exemplaires, montrée aux enfants, une terrible négation de l’humanité, une suprême profanation. Pourquoi suis-je sensible au scandale de cette image en particulier ? D’autres, en feuilletant l’album, se sont arrêtés sur des images plus choquantes de corps mutilés, de gueules cassées, de fosses communes. Ou sur l’image de cette file de jeunes noirs américains, entièrement nus, soumis à l’examen d’un officier de recrutement, un gros, gras, grand blanc harnaché en cow-boy. D’autres me disent que l’horreur est au-delà des images, irreprésentable, à côté, tout autour, dans ce que ces hommes ont vu, enduré depuis trente ou quarante mois, les ordres et contre-ordres absurdes, les assauts suicidaires, les morts innombrables. Je reste stupéfiée devant celle-ci, presque anodine, presque goguenarde, triviale, banale comme la vie. Parce que le photographe, étranger à la fraternité et à la pitié, se place du côté des bourreaux et, ce faisant, met chacun de nous, y compris ce garçonnet dans les bras de son papa, à cette place qui tue. ?

Anne BRUNSWIC

Article diffusé sur le site du Quai des Images en 1999.



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