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"De guerres lasses", de Laurent Becue-Renard
Les blessées de Srebrenica
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Quatre saisons pour le deuil et la reconstruction, quatre saisons pour apprendre à surmonter la disparition brutale des hommes aimés. A Tuzla (Bosnie), non loin de Srebrenica, un foyer accueille pour une psychothérapie, de l’automne 1996 à l’été 1997, une dizaine de femmes accompagnées de leurs jeunes enfants. Hormis le prologue et l’épilogue, l’essentiel du film, se déroule entre les murs de cette maison gérée grâce à l’aide humanitaire par l’association féministe Vive Zene qui s’est vouée à une tâche ni spectaculaire ni lucrative : aider les femmes victimes de la guerre à surmonter leurs blessures psychiques. Au long des mois, la caméra filme les entretiens et les gestes thérapeutiques, le quotidien du ménage, de la cuisine et des enfants, les saisons qui passent, les paroles qui se libèrent, les larmes qui osent enfin couler et les sourires qui reviennent.

Le film tient la chronique de cette difficile renaissance, avec une grande justesse de regard, une empathie sans pathos. Mais son propos est plus vaste : « De guerres lasses » milite sérieusement pour la paix, la paix durable, celles qui s’enracine dans des coeurs apaisés. Car il ne suffit pas que les armes se soient tues et que les journalistes étrangers aient regagné leurs pénates pour que la paix revienne. Encore faut-il extirper une à une les meurtrières épines que la guerre a plantées dans l’âme de chacun. A long terme, la paix est à ce prix.

Le propos du film n’est donc pas d’apitoyer le spectateur par des récits insoutenables (encore moins de choquer par des images d’horreur entièrement absentes) mais de faire mesurer la profondeur de la blessure. En accompagnant les femmes tout au long du difficile travail qu’elles entreprennent sur elles-mêmes, Laurent Bécue-Renard parvient à en faire sentir les véritables enjeux : leur propre bonheur, celui de leurs enfants et au-delà celui d’un pays qui ne vivra pas tant qu’en n’en sera pas extirpée cette « culture de la guerre » dont la haine de soi et la haine de l’autre sont les éternels ingrédients.

Le montage a retenu particulièrement trois jeunes femmes, Jasmina, Sedina et Senada, afin de donner un véritable statut à leur parole de victimes. L’une a l’impresssion que son sang ne circule plus, la deuxième sent que, sous sa peau, la chair est hachée menu, la troisième a la tête comme enfermée dans un sac de plastique. Les traumatismes ont laissé des cicatrices béantes. Jasmina, qui a vu le corps de son frère déchiqueté dans son jardin, ne peut toujours pas supporter la vue d’un morceau de viande crue sur la table de la cuisine. Sedina qui a vu un barbu serbe poser le canon de son revolver sur le front de son bébé, frémit encore à la vue d’un barbu, fût-il son propre père. Senada a dû descendre à la morgue identifier un squelette, qui aurait été celui de son mari. Elle en tremble encore. Toutes peinent, trois ans après la tragédie, à réaliser qu’elles sont veuves, définitivement. Veuves et vivantes. Elles ont de jeunes enfants ; ne serait-ce que pour eux, il faut qu’elles réapprennent à aimer la vie.

Grâce à l’adhésion totale au projet de l’équipe des deux thérapeutes, le film documente de manière exceptionnelle les processus de cette thérapie en huis clos menée à la fois par la parole et le corps. Fika Ibrahimefendic invite sans relâche les femmes à mettre des mots sur leurs blessures pour leur permettre d’accomplir le deuil. Fatima Babic de son côté leur permet de reprendre contact avec leurs corps, de retrouver le goût de la danse, du toucher, de la caresse apaisante. Deux voies complémentaires pour réapprendre à s’aimer, pour s’autoriser à vivre et à aimer de nouveau, pour interrompre la chaîne du malheur.

De ses trois cents heures de rushes, Laurent Bécue-Renard a su tirer une matière passionnante, frémissante, où les silences eux-mêmes portent d’émotion. Le choix des musique de Kudsi Erguner donne aux séquences de cortèges de femmes endeuillées réclamant justice et vérité une puissance inattendue. Autre grande vertu de ce travail de montage : il s’attache d’emblée à l’universel en laissant de côté l’anecdote. Ainsi, ces femmes ont beau être ancrées dans un contexte précis, celui de familles musulmanes de Bosnie vivant en milieu rural, l’histoire a beau se dérouler dans un paysage de moyenne montagne d’Europe du Sud (qui pourrait évoquer la Drôme ou le Limousin), ces femmes ne nous sont à aucun moment étrangères. D’emblée, elles incarnent pour le spectateur la douleur universelle de tous les survivants.

Anne Brunswic pour « Images documentaires n°47, printemps 2003

Réalisation : Laurent Bécue-Renard. Production et distribution : Alice Films, 2002. 35 mm, couleurs, 105 min. Sous-titré français.

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