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Impressions de Palestine, par Gérard Bras
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Article paru dans les revues Mouvements (n° 33-34) et Théâtre Public (n°173)

J’ai passé dix jours en Palestine, du 18 au 28 décembre 2003. Ramallah, Bethléem, Hébron. Ce texte dit des impressions : il énonce des propositions qui ne prétendent pas à l’objectivité, moins encore à l’analyse de la situation, mais qui se veulent seulement des réflexions se fondant sur l’expérience dont ces quelques jours ont été l’occasion. Expression aussi de la convocation éprouvée devant ce que j’ai vu et entendu.

Je rentre. D’où ? Répondre à cette question n’est déjà plus de l’ordre de la simple géographie, pour autant que la géographie soit jamais simple. Répondre à cette question, c’est immédiatement prendre position, se rapporter d’une façon déterminée au conflit. Un territoire dont le nom est problématique, et un pays, sur la même terre. Recouvrement de l’un par l’autre ? Pas exactement. Tectonique des plaques politiques. Pas seulement politiques. D’autres interfèrent : religieuses, linguistiques, économiques.

Alors je reviens d’où ? J’ai pris des billets d’avion pour Tel-Aviv en Israël, mais je rentre de Palestine. Pas compliqué, apparemment : si vous allez à Monaco, ou au Lichtenstein, le même genre de configuration vous attend. En apparence seulement. Parce que là-bas, on franchit un poste frontière qui n’en est pas un : check-point, sans police et sans douaniers, mais avec des soldats en armes, gilet pare-balles et fusil-mitrailleur à la bretelle. Et d’ailleurs, dans ce sens, (comment dire ? sortir d’Israël ?) ils ne contrôlent pas les piétons. Certaines voitures passent, d’autres non ; pourquoi ? mystère pour mes yeux de néophyte. Pas de poste de « l’autre côté » : la symétrie des inspections policières auxquelles nous ont habitué les passages de frontières, rappelant ce que tout géographe, et tout peintre, sait bien, qu’une ligne sépare deux espaces, ne fonctionne pas ici. Première impression, pas une surprise, mais impression de malaise éprouvée dans le corps : on n’entre jamais en Palestine. Et l’on a pourtant, parfois, bien du mal à en sortir. Frontière qui se nie symboliquement comme frontière, et se démultiplie à l’intérieur. Frontière protéiforme, qui se déplace souvent, exprimant les arcanes de la stratégie militaire, et la nécessité d’assurer la continuité territoriale avec et entre les colonies : on n’arrête pas, là-bas, de passer de ces frontières qui n’en sont pas, et se veulent étanches. Un passeport étranger est plus efficace, pour les franchir, que les papiers locaux. Il en est pour qui la tentative ne doit pas même être pensable : je n’ai pas vu un seul Israélien se présenter à un check-point. Et les flics, toujours prévenants, inquiets pour votre sécurité, vous demandent, à l’aéroport, quand vous quittez Israël, si vous n’avez pas été là-bas. « West-Bank », disent-ils. Les géographes traduisent habituellement par Cisjordanie. Un nom de plus, pour la même étendue. L’imagerie de cette frontière de l’est, mal stabilisée, horizon (ligne imaginaire qui recule au fur et à mesure que l’on tente de s’en approcher dit la définition courante) vers lequel on semble vouloir tourner son regard, en évoque une autre. Il m’a fallu aller là-bas, lire un texte de Ilian Halévy qui remarque aussi que settelment n’a pas, aux Etats-Unis, la même connotation que notre colonie, pour prendre conscience de ce rapprochement : on ne se représente pas la conquête américaine comme exploitation coloniale, et le génocide des amérindiens est oublié. Imaginaire similaire qui n’explique pas le soutien américain à la politique israélienne, mais fournit une clé pour un langage commun.

Etouffer la société civile.

Ce spectacle peut nous paraître ubuesque, même si, comme je l’ai fait quotidiennement, on emprunte les moyens de transport dont se servent les Palestiniens. Après tout, j’étais en vacances, et peu m’importais de mettre deux heures et demie, au lieu d’une, pour franchir les quarante-cinq kilomètres qui séparent Ramallah de Bethléem. Une amie palestinienne m’avait prévenu : il valait mieux prendre le taxi collectif qui passe par Jérusalem, ou plutôt, celui qui va jusqu’au check-point de Qalandia, puis celui qui mène à la porte de Damas à Jérusalem, d’où l’on peut prendre, enfin celui de Bethléem. Le géomètre confirme : la ligne droite est le plus court chemin… J’ai pris le direct, celui qui contourne Jérusalem, n’ayant pas le droit d’entrer dans cette partie du district entièrement contrôlé par Israël (il vaudrait mieux dire « contrôlé en permanence » : l’autre zone, celle qui est dite sous le contrôle de l’autorité palestinienne, est contrôlée par l’armée israélienne dès qu’elle le décide). Deux officiers israéliens tués, ce jour-là, dans la bande de Gaza. Du coup, pour la sécurité d’Israël, à moins que ce ne soit en raison de la date, 23 décembre, veille de Noël, et pour la sécurité des pèlerins chrétiens, dont j’étais pour la police, ou bien pour tout autre raison, celle de l’armée, impénétrable, deux barrages mobiles nous ont arrêtés, contraignant à transferts de véhicule, passage sur chemin de terre, et faisant chuter la vitesse moyenne à 10 km/h. Chacun là-bas reste calme devant de tels obstacles : foin des courses parisiennes dans les couloirs du métro, de l’angoisse d’arriver en retard, des rendez-vous qui se succèdent dans la journée. Sérénité, de façade, sans doute : un temps haché à ce point interdit tout projet sérieux pour la journée. Ou alors, comme l’ami Sari, il faut prendre son ordinateur et mettre à profit le temps d’attente pour travailler. Ce n’est quand même pas courant.
Il faut le comprendre, le dire et le répéter : c’est une société qui est empêchée d’exister, un peuple étouffé, poussé hors du territoire qu’il occupait, selon une méthode « douce », celle qui met en œuvre une violence inouïe, qui se veut transparente, voire innocente. On n’est pas en guerre là-bas, même à Hébron, ville parmi celles que j’ai visitées où la violence m’est apparue la plus manifeste. Mais en état de guerre, dans un rapport de force tel que les Palestiniens n’ont aucune chance de victoire militaire. La violence la plus efficace n’est certainement pas celle qui serait la plus spectaculaire. Pas d’image journalistique pour montrer les attentes aux contrôles, les humiliations engendrées par la peur du jeune soldat, cible toute trouvée pour un résistant possible, voire paysan excédé qui veut faire un carton. Le cinéaste Avi Mohgrabi me disait qu’on ne peut pas ne pas devenir raciste, dès lors qu’on occupe cette position. La conséquence est bonne : il n’y a plus qu’à refuser de servir dans « les territoires », comme on dit en Israël, sans les qualifier, si l’on veut vraiment échapper à ce syndrome. Ce fut son choix, qu’il paya d’un peu de prison. Ce sera celui de son fils, l’an prochain, qui le paiera plus cher. A chaque passage, un peu plus de haine s’accumule, de chaque côté, qui explose parfois en jets de pierre, puis de grenades lacrymogènes, tirs à « balles en caoutchouc ». Ce fut le lot des étudiants de Bir Zeit pendant plusieurs semaines, empêchés d’arriver à l’heure en cours, retardés au retour chez eux. Les garçons surtout, tous « terroristes » potentiels. Au-delà de tout ça, bien visible encore, et dont on ne rend pas compte chez nous, d’autres mesures s’ajoutent. La fermeture par exemple de l’université de Hébron, obligeant les élèves ingénieurs rencontrés un soir au centre culturel français, à suivre des cours dans les locaux des écoles élémentaires, l’après-midi, après leurs occupants habituels. Toujours à Hébron, c’est une bonne partie de la vieille ville aux rideaux de fer baissés, commerçants ayant déserté, ou zone décrétée de sécurité militaire. Ville morte, au silence étouffant qui vous donne la chair de poule, déchiré par les insultes de trois morveux, fils de colons qui nous jettent quelques caillasses du haut de leur terrasse. Tous les commerçants ont émigré vers la nouvelle ville, plus au nord. Les plus riches se sont réinstallés. Les habitants qui restent en cette zone sont les plus pauvres. En promenade, nous serons invités, par une famille de maçons, à boire le café. Une heure de joie, dans cette ville d’angoisse. La ferveur religieuse qui les anime ne peut plus étonner, après qu’on a traversé ces quartiers fantômes. Vingt-deux personnes dans cet appartement de six pièces à l’architecture voûtée. Vivre, c’est résister, simplement. Persévérer dans l’occupation de cette maison, dans l’effort quotidien pour subvenir à ses besoins, dans la lecture quotidienne du Coran, posé sur la table de salon. Ici aussi la religion est bien une forme de protestation contre la détresse réelle . L’histoire ne nous livre pas toujours la forme de protestation la plus raisonnable, au moment où on le souhaiterait : les dichotomies d’autrefois semblent bien loin.

Violence aussi de l’implantation de colonies, dont on ne voit pas la raison, si ce n’est celle qui consiste à occuper systématiquement un espace, dont on dénie qu’il puisse appartenir aux hommes qui s’y trouvent déjà. Au motif de la sécurité des colons, les arbres, c’est-à-dire dans cette région de la Cisjordanie les oliviers, la plupart du temps, sont arrachés, afin qu’on puisse mieux voir venir d’éventuels combattants. Terres reconnues non exploitées quelques années après, réquisitionnées au profit de la colonie, qui poursuit la même opération. Tactique de la tache d’huile. Tout ici indique un plan systématique et délibéré pour rendre la vie impossible aux Palestiniens de ces territoires occupés depuis 1967. Tous m’ont confirmé que la vie quotidienne est plus difficile que jamais, plus difficile qu’avant les accords d’Oslo. « A cause de l’Intifada », m’a dit ce marchand de Bethléem. « A cause de l’occupation », lui ai-je rétorqué. Discussion interrompue : on ne va pas reprendre le débat des origines, qui de la poule ou de l’œuf... L’embellie provoquée par les accords n’aura pas duré trois ans. Mais il est clair, sur le terrain, qu’un dispositif est en acte, associant colons, réputés irresponsables et incontrôlables, qui s’installent sauvagement au sommet d’une colline, souvent proche d’un point d’eau, armée qui doit les protéger, d’abord contre eux-mêmes, et leur fougue intempestive qui pourrait conduire à des provocations malheureuses et regrettables avec la population palestinienne, puis les préserver des actes terroristes de cette même population, qui décidément ne comprend rien, ou ne comprend que les coups, et gouvernement qui se dit impuissant à les évacuer, parce qu’une telle décision déclencherait une guerre civile en Israël. Le projet avoué de Sharon de couper la Cisjordanie en deux, et de ne concéder à un éventuel Etat palestinien que 43 % des territoires occupés depuis 67, se met en place avec la puissance d’un bulldozer en mouvement. « Lui au moins fait ce qu’il dit » me répéteront plusieurs interlocuteurs palestiniens. Je me méfie de l’inflation verbale : je n’utiliserai pas le mot de génocide, chargé d’autres images, d’autres affects, et sujet à polémique stérile. Mais un peuple est systématiquement empêché de vivre et de reproduire les conditions de son existence, poussé à la régression matérielle, mis en état de ne pouvoir réfléchir raisonnablement le mode de son organisation politique, et maintenant encerclé, parqué derrière une barrière de barbelés. Alors ne nous étonnons plus de sa réactivité, ou de l’imaginaire religieux dont il se saisit pour s’affirmer.

Ce dispositif demande à être analysé dans ses éléments précis. J’ai suggéré, lors d’une conférence donnée à Ramallah à l’Institut de recherche sur les Réfugiés, SHAML, dirigé par Sari Hanafi, que le concept de « corps d’exception » forgé par S.M. Barkat pouvait être un bon outil, dans la mesure où il oblige à rendre raison du mode déterminé par lequel des hommes sont mis en exception de la règle commune. La philosophe May Jayusi préfère se servir du concept d’ « état d’exception », parce qu’elle pense que les Palestiniens sont réduits à ce que G. Agamben nomme « la vie nue ». Difficile de trancher aussi vite, mais la généralité de ce dernier concept, généralité abstraite qui le conduit à des identifications sujettes à confusion, ne plaide pas, à mon sens, en sa faveur. La question serait en effet de savoir si l’Etat d’Israël a besoin de son autre dans la figure du Palestinien, de cet autre inclus sur le mode de l’exclu, assigné dans son corps à un état d’indignité politique, renvoyé en deçà d’une frontière qui fait le partage imaginaire de la civilisation et de la barbarie. Dix jours passés là-bas peuvent confirmer cette intuition, non valider une hypothèse. Il faut donc poursuivre travail et discussion.

Attentats et résistance.

J’étais à Hébron au moment où la télévision a annoncé l’attentat survenu le 25 décembre à Tel-Aviv. Dix morts, nous dit l’étudiant qui traduit la nouvelle . Ses yeux brillants exprimaient sa joie ou sa fierté, je ne sais. Je ne dis pas qu’ils auraient dansé ou fait la fête si nous n’avions pas été là. Mais il est clair qu’ils ne condamnaient pas l’acte, même s’ils n’étaient sans doute pas près à le commettre. Je ne sais : je ne le leur ai pas demandé. La discussion rebondit : « vous qui êtes philosophe, qu’en pensez-vous ? » La question est directe. La prudence et la rhétorique philosophiques permettent d’élaborer des médiations, des analogies : se donner le temps pour une parole qui tente d’être raisonnable. Je ne sais si j’y suis parvenu, mais je sais qu’ils m’ont écouté, que nous avons pu dialoguer, là où nous pouvions nous opposer selon la ligne de fracture d’un jugement moral qui distribue les protagonistes entre le camp du bien et celui du mal. Comparaison avec la résistance en France. Justement, elle permet de raisonner un peu, et de montrer que les résistants n’ont pas commis d’attentats contre des civils non impliqués dans la collaboration. Leur inquiétude : faire comprendre que ce ne sont pas des gestes de désespérés, de « déprimés », mais la manière d’affirmer une dignité pour pouvoir continuer à vivre. Des actions de résistance, pour la vie, pas pour la mort. Que le suicide puisse être signe de vie, j’en doute. Mon spinozisme me dispense de la condamnation morale du geste de se donner la mort, comme de l’incompréhension devant cet acte, ou de son imputation à un amour de la mort, voire à la haine de soi : catégories de la pensée paresseuse.

Comment les nommer ? « martyrs » ? Je préfèrerais qu’ils soient « résistants ». On a donc pu parler de la portée politique, du type d’efficace de ces actes, et distinguer non pas le suicide des autres modes d’action, mais l’attentat contre des civils de la résistance contre une armée d’occupation. Ce genre d’attentats dit alors l’impossibilité de jamais pouvoir cohabiter, le cycle de mort dans lequel les deux adversaires s’entraînent l’un l’autre. « L’armée israélienne tue femmes et enfants quotidiennement. C’est elle qui est terroriste ». Terrorisme contre terreur d’Etat, encore la question du « premier qui a commencé ». Je leur parle de cet article de R. Antelme , consacré au traitement des prisonniers allemands, après la guerre : si ton ennemi se comporte inhumainement, et que tu te conduis comme lui, c’est lui qui, au bout du compte, est victorieux. A la terreur, il est d’autres réponses possibles que la terreur. C’est la position de Mahmoud Darwich, me disent-ils. Bon, je ne suis pas en mauvaise compagnie, et le dialogue m’a apporté une référence supplémentaire. « Il faut que les colons sachent s’ils viennent ici pour la vie, ou pour servir de cible », me dira ce professeur de français participant à la discussion. Il a raison. Mais on doit rajouter qu’il faut que les Palestiniens sachent s’ils veulent ou non être entraînés avec eux dans un cycle de mort. Quand on pense, raisonnablement, que des hommes avec qui l’on peut parler, sont pris dans un tel tourbillon, on ne peut pas ne pas être déterminé à le leur dire. Nous n’avons pas abouti à une « déclaration commune », et ce n’était pas le but du jeu. Ce que je pensais, en la matière, à Paris, j’ai continué de le penser là-bas, tout en constatant qu’il n’y avait pas solution de continuité entre la population et ses « martyrs » dont les photos vous fixent dans les rues, placardées sur les murs ou les rideaux de fer. Ainsi le drapeau noir flottait, signe de deuil, sur la maison de la mère et de la veuve d’un militant du Djihad, dans un village près de Ramallah. Les femmes recevaient les visites de condoléances des villageois, pour ce fils et ce mari tué à 32 ans dans la campagne, après s’être évadé de prison.

L’analogie avec la résistance et l’occupation allemande, engage un autre débat : qui est l’occupant ? quelle est la délimitation du territoire occupé ? ou, si l’on veut, à quelle date commence l’occupation ? 47 ? 67 ? La discussion avec ces étudiants est décidément très riche, dépourvue de langue de bois, mais non de problèmes pour moi. Aucun doute pour eux : cela fait 56 ans qu’ils subissent une occupation étrangère, et la puissance occupante c’est « les juifs ». Les cartes que j’ai pu voir, ici ou là, figurant la Palestine, chez des particuliers, mais aussi au centre culturel du camp de Aïda, près de Bethléem, sont claires : un seul territoire pour deux pays possibles, Palestine ou Eretz Israël. Ces images nous projettent loin des discussions nuancées et argumentées du groupe « Palissad » s’interrogeant sur la possibilité d’un Etat binational, ou la nécessité d’en passer par un moment de séparation entre deux Etats. Il est clair, sur le terrain, que le « futur Etat palestinien » prend de plus en plus l’allure d’un gruyère. Les déclarations de Sharon, en cette fin décembre, relèvent de l’hypocrisie poussée jusqu’à cette limite où elle devient franchise, cynisme. Nos étudiants, eux, sont tranquilles : « les Juifs doivent retourner chez eux, comme les Allemands en 1945, ou les Français installés en Algérie, en 1962 ». Cette symétrie dans les positions d’un sionisme conquérant et d’un nationalisme palestinien qui a le bon sens pour lui, m’inquiète quant à la suite de l’histoire. Et il est clair que le conflit s’entretient de l’espoir nourri de part et d’autre de l’expulsion pure et simple de l’adversaire. Je ne sais si la voie engagée à Oslo, celle de deux Etats indépendants est viable. Je n’ai pas compétence pour le dire. Je constate seulement, sur place, que ses chances de succès tendent vers zéro. Mais je crois qu’en tout état de cause, si les Palestiniens donnent à penser qu’ils visent le départ des Juifs d’Israël/Palestine, ils s’enferment dans une confrontation dont ils ne peuvent sortir vainqueurs. Et je dois à la vérité de dire que ces cartes, comme le discours de nos étudiants de Hébron, ne tiennent pas compte de la réalité du pays qui s’est constitué là, même s’il s’est formé contre les populations qui occupaient cette terre. Je le leur ai dit, sans les convaincre, manifestement. Il faut pouvoir dire que la pelote que l’histoire a embrouillée ici ne se défera pas simplement, qu’il existe bel et bien un pays, Israël, qui tente de s’approprier une terre en chassant ses habitants, en les parquant dans des réserves dans lesquelles ils ne pourront survivre longtemps. L’urgence du moment, c’est de les aider à vivre, tout simplement, sans rien pronostiquer des solutions, mais en démarquant la politique coloniale de l’Etat d’Israël, de la présence « des Juifs » sur cette terre. Je dois aussi à la vérité de dire que j’ai éprouvé le sentiment, à plusieurs reprises, qu’il manquait à mes interlocuteurs palestiniens le souci de dépasser la seule réparation du tort subi, d’affirmer un principe universel qui rendrait possible la constitution d’une nouvelle règle de partage.

C’est aussi ce qui expose la pensée à une tâche particulièrement difficile. Deux pays pour un territoire : nous sommes sans modèle pour le penser. Toutes les comparaisons proposées ou suggérées échouent. Il faut se mettre au travail, dans des conditions qui le rende nécessaire par ce en quoi elles le rendent (presque) impossible. Même ici.

Les réfugiés et le droit au retour.

Cette discussion nous conduit directement au cœur du différend : la question des réfugiés. J’ai compris sur place qu’elle était non seulement le point le plus difficile, mais le différend lui-même. Ce qui se vit dans la perdurance des camps de réfugiés, passés de la toile au béton, et affichant, dans l’inégal confort des habitations, de réelles distinctions sociales. Mais tous ceux que j’ai rencontrés me l’ont dit de la même façon : « Nous avons été lésés lorsqu’on nous a chassés de nos terres en 48. Nous avons dû fuir, et nous voulons que ce tort soit reconnu. Au fond, nous ne savons pas si nous retournerons dans nos anciens villages, qui souvent n’existent plus. Mais nous voulons avoir le choix de pouvoir le faire. Ce n’est pas à l’Etat israélien de choisir à notre place ». Sans doute, bien peu entendent M. Darwich quand il demande que l’on sorte du discours des commencements. Mais il faudra bien que la seule solution raisonnable, celle d’une issue « par le haut » s’impose. Je ne sais en quoi elle consiste, mais une discussion, avec S. M. Barkat, avant de partir, m’a permis de tester deux de ses conditions de possibilité, notamment lors de l’échange qui a suivi la conférence donnée à SHAML. La première difficulté tient à la notion de « peuple juif », fondement sioniste de l’Etat d’Israël, défini comme Etat juif. A en rester là, on est pris dans les rets d’un fondement ethnique ou théologique de l’Etat qui jure avec les principes affichés de la pensée politique moderne. A quelle condition est-il possible de penser la constitution du peuple juif sur un mode qui soit celui de l’éthique politique ? L’hypothèse que j’ai proposée fait fond sur sa subjectivation à partir de l’événement de l’extermination nazie des Juifs d’Europe. Une telle constitution ne peut s’effectuer qu’en se prémunissant contre son instrumentalisation idéologique (ce dont témoignent les noms « Shoah » ou « Holocauste »). Ceci ne peut se réaliser que dans une communauté de devoir, pour reprendre un terme à J.L. Nancy et R. Esposito , communauté dans laquelle chacun s’engage à ne pas faire subir de traitement inhumain à d’autres hommes. C’est, là encore, la condition pour être vivant, condition sans laquelle ce seraient les ennemis les plus barbares qui triompheraient. Condition aussi pour que le tort infligé durant la guerre de 1948 soit reconnu, ainsi que celui qui est dû à l’actuelle terreur d’Etat. Une telle affirmation pourrait, je crois, donner un sens éthique (ou éthico-politique, mais ce n’est pas le lieu de développer ces considérations de philosophie politique) à « peuple juif ». Sans cette précision, ce nom ne peut que jouer dans l’ambiguïté de l’opinion éthnico-raciste. Adossé à une telle affirmation éthique, une autre est alors nécessaire, qui fonderait une authentique légitimité, non seulement de la présence de juifs sur cette terre, mais de ce pays, socialement et politiquement constitué. Son énoncé, du côté palestinien, pourrait être : « Nous vous accueillons chez vous ». Peut-être qu’un jour cela ne fera qu’un seul pays, qu’un « nous » se dira entre Palestiniens et Israéliens. Nous n’en sommes pas là : ce serait réconciliation. Pour le moment, la question se pose plutôt en termes de reconnaissance. La seule reconnaissance juridique de la souveraineté palestinienne, même assortie de sa réciproque ne saurait suffire. Il y faut cette reconnaissance qui permette de sortir de la seule logique du rapport de force, laquelle conduit à l’angoisse démographique, à l’imaginaire délétère d’une pureté restaurant sur cette terre le peuple des origines. Cet accueil du Palestinien est condition pour que l’Israélien soit chez lui réellement : double compréhension qui dépasse le différend en instaurant une nouvelle règle du partage, sans chercher un fond qui le constituerait ontologiquement. Il est la forme que peut prendre la double reconnaissance de ces deux faits que sont la nakba palestinienne et la constitution de l’Etat d’Israël.

Quelle invention juridique cela implique-t-il ? Je n’en sais rien. J’essaie seulement, en faisant fond sur mes impressions de voyage, de dégager les conditions d’un accord possible, à partir de ce que j’ai cru comprendre : la question du droit au retour des réfugiés reste la question qui unifie politiquement le peuple palestinien. De deux choses l’une : ou bien les Palestiniens font de ce droit le principe de la destruction d’un Etat juif, pour lui substituer un Etat qui, il y a de forts risques, sera un Etat ethnico-religieux homogène ; ou bien une politique d’émancipation en Palestine et en Israël parvient à déployer ce que je crois être des conditions d’un accord. Sur quoi une telle politique peut-elle s’appuyer ? Sans doute que ce que nous appelons nous, ici, crise de la souveraineté, peut y aider, puisqu’il s’agit de rien moins de la constitution de deux peuples par-delà les limites de la souveraineté étatique. La pratique policière, quant à elle, suggère que s’il ne reste qu’un Etat « schmittien », Israël est celui-là (rassurons-nous : il en reste au moins un deuxième !…). On ne peut pas ne pas voir ici, tous les jours, que le souverain décide de l’état d’exception auquel les Palestiniens sont soumis. La lutte contre la « barrière de sécurité » (mieux vaut ne pas employer le terme de « mur », puisque matériellement ce n’en est pas un) qui se veut infranchissable, immunisation contre toute forme d’intrusion, est actuellement l’urgence, et le levier pour cette politique d’émancipation. Tous ceux que j’ai rencontrés, Palestiniens comme Israéliens, m’ont répété que c’était la priorité absolue. Si le texte de Genève devait lui faire écran, il serait négatif, fauteur d’illusions, voire de mensonge. Sous condition d’accorder la primauté à la lutte contre la « barrière », le mérite de ce texte semble donc être d’abord d’exister, de rendre possible une discussion. Mais tous les Palestiniens avec qui j’ai parlé le rejettent dans son contenu, parce qu’il ne traite pas, selon eux, de la question des réfugiés. Sharon aussi, mais il détient les fils du piège.
Quel ébranlement provoquera la rupture du cercle ?
En attendant il faut aider les Palestiniens à vivre, en allant les voir, en parlant avec eux, en menant des travaux en commun, et en contribuant matériellement à des activités qui nourrissent la vie de la société civile.

Ramallah, Paris, 19-31 décembre 2003.

Gérard BRAS

Professeur de philosophie,
Directeur de programme au Collège International de philosophie,
Auteur de Hegel et l’art (P.U.F.), participe à l’ouvrage collectif, De la Puissance du Peuple (sous la d° de Y. Vargas, aux éd° Le Temps des Cerises).



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