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En quête de réparation
Les Absentes, de Catherine Bernstein
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Sélectionné parmi sept films documentaires , dans le cadre du programme “ Images contre le racisme ” composé par La Ligue de l’enseignement et le CNC-Images de la culture, Les Absentes de Catherine Bernstein (1999), va peut-être enfin rencontrer son public. Il est le troisième volet d’une trilogie consacrée au regard porté sur le nazisme par les Allemandes de la génération de sa grand-mère (Oma en 1996) et de sa mère (Les raisins verts en 1998). Née en France en 1964, d’une mère allemande non-juive et d’un père français juif, la cinéaste a travaillé à partir de la branche allemande de sa propre famille dont l’engagement nazi fut lontemps couvert d’un lourd silence. Sa trilogie prend à bras le corps le tabou familial et, par delà, celui de deux générations empoisonnées par la culpabilité et le non-dit.

En Allemagne, la coutume veut qu’on se retrouve chaque année entre anciens camarades d’Abitur (bac) ; la photo de la promotion de terminale est ainsi chargée d’une valeur très particulière. C’est de ces photos, véritables microcosmes de la société allemande que Catherine Bernstein est partie pour construire chacun de ses films. Reprenant la photo de la classe de sa grand-mère, elle commence Les Absentes précisément où Oma s’arrêtait, en s’intéressant aux sept anciennes élèves juives qui ne sont plus revenues participer aux retrouvailles annuelles. Seule certitude : nées entre 1913 et 1914, elles ont fréquenté le lycée de jeunes filles de Kassel (Hesse) jusqu’en 1933. Ensuite, leurs pistes se perdent. “ Elles se sont envolées ” déclare sans malice l’une des anciennes condisciples. A en croire une autre, la meilleure camaraderie régnait dans la classe, “ il n’y avait pas de différence, pas de haine ”. Le film ne s’attarde pas en compagnie de ces vieilles dames frappées d’amnésie sélective : c’était le sujet de Oma. Quant aux rapports entre la grand-mère et sa petite-fille, ils restent dans un hors-champ qu’on devine brûlant. Place à l’enquête et au travail de restauration de la mémoire béante.

Cette investigation menée tambour battant par la jeune cinéaste donne d’emblée à ce troisième film un style plus enlevé. Les interviews s’inscrivent dans un cadre fertile en suspense, pérégrinations et retrouvailles inespérées et le film parvient ainsi à mettre directement en scène le travail de réparation.

Chronique de la persécution ordinaire

Avant toute chose, la cinéaste-enquêtrice rend visite au directeur du nouveau musée municipal, spécialiste de l’histoire de la ville pendant les années du IIIe Reich. Il appartient à la génération “ d’après ”, celle qui a institué le “ devoir de mémoire ”. Kassel comptait 3000 juifs en 1933. 2000 ont fui avant l’automne 1939, ceux qui restaient ont été déportés avec les autres juifs de Hesse. Trois convois sont partis de la gare de Kassel. Une des “ absentes ”, Cilly Oppenheimer fit partie avec sa mère déjà âgée d’un convoi de 1942 qui acheva sa route à Sobibor, où tous furent immédiatement gazés. L’enquêtrice ne se contente pas de ces statistiques, elle demande l’itinéraire que ces convois empruntèrent dans les rues de Kassel, si c’était de jour, s’il y avait des témoins sur leur passage et quelles furent leurs réactions. Elle veut aussi savoir dans quelles conditions ces juifs vécurent en ville jusqu’en 1943, les mesures légales de discrimination qui précédèrent et préparèrent l’assassinat. En somme ce que chaque habitant de Kassel, pourvu qu’il eût des yeux et des oreilles, ne pouvait pas manquer de savoir. Y compris sa grand-mère.

On connaît les grandes étapes de ces persécutions qui débutent officiellement au printemps 1933 avec le boycott des magasins et l’interdiction d’un nombre important de professions et s’aggravent dramatiquement après la nuit de Cristal et l’incendie de toutes les synagogues. Fichés, les juifs sont obligés de se déclarer à la police, de faire confectionner des cartes d’identité spéciales barrées d’un grand J, ils sont par la suite contraints d’ajouter un second prénom qui facilitera leur identification en toute circonstance, Israël pour les hommes, Sarah pour les femmes et accessoirement de payer pour se faire refaire de nouveaux documents officiels. Beaucoup sont déchus de leur nationalité et deviennent apatrides. Privés des moyens de gagner leur vie, ils sont aussi progressivement entravés dans tous leurs moyens de communication : interdiction de conduire une automobile ou un vélo, interdiction d’emprunter les transports en commun, interdiction d’avoir le téléphone chez soi et d’utiliser une cabine publique. La spoliation est une autre constante : recensement par les services fiscaux de tous leurs biens, interdiction de posséder tout objet en or à l’exception d’une alliance, expulsion de leur logement. Ceux qui émigrent avant 1935 parviennent à vendre leurs biens à vil prix et à transférer quelques capitaux sur lesquels les nazis prélèvent de lourdes taxes. A partir de 1939, les voies de l’émigration légales disparaissent et le vol pur et simple devient la règle. Ultime étape : les autorités demandent aux juifs désormais totalement ghettoïsés de se présenter à la gare avec tout le matériel nécessaire à la construction d’une nouvelle ville juive quelque part en Pologne, mensonge destiné à désarmer une éventuelle révolte. Outillage en tout genre, machines à coudre, batteries de cuisine… sont chargés dans deux wagons en queue de convoi qui seront décrochés avant le départ ; leur contenu sera vendu aux enchères.

De l’histoire à la mémoire

Ce que ce directeur de musée nous raconte, des livres d’histoire peuvent nous l’apprendre, mais la réalisation de Catherine Bernstein le change en une expérience sensible. Entre les différentes rencontres qui jalonnent ce chemin de mémoire s’insèrent quelques images d’archives sur la vie quotidienne à l’époque nazie et des séquences plus oniriques. Exemplaire ainsi, cette séquence de 30 secondes d’animation sur les spoliations : une maquette d’un quartier de Kassel éclairée par la lune dans le style du cinéma expressionniste des années vingt (Nosferatu, le Golem). Des doigts soulèvent une à une les maisons de carton-pâte et les emportent. Ces doigts si puissants qu’ils peuvent soulever ta maison comme fétu de paille, sont-ils ceux du pouvoir nazi ou de la multitude du peuple allemand acharnée à te dépouiller ? La fiction fantastique s’inscrit au cœur du documentaire en évitant les pièges de la reconstitution historique. Le film travaille ainsi à remettre en branle la mémoire engourdie, les formules figées, les explications trop commodes. Il murmure à l’oreille de la grand-mère et de tant d’autres amnésiques : et ça, tu ne l’as pas vu ? et ça, ça ne te rappelle rien ?

La cinéaste détective

Des sept “ absentes ”, l’histoire de Cilly Oppenheimer, du moins dans ses grandes lignes, nous est la plus connue. Et les six autres “ absentes ” qui ont apparemment réussir à fuir, vivent-elles encore ? dans quel pays ?
Les archives de la police de Kassel donnent le point de départ le plus solide. L’enquêtrice y rencontre un autre érudit qui explique en détail comment les fichiers ont été constitués et quelle valeur on peut accorder aux informations qu’ils contiennent. Passionnante leçon de méthode pour l’historien. C’est grâce à ces fiches, mêmes lacunaires et imparfaites, que Catherine Bernstein se met en route. Parfois les indices sont minces : les “ absentes ” n’ont peut-être pas déclaré à la police leur véritable destination, elles ont probablement changé de nom en se mariant, elles sont peut-être décédées. La chance néanmoins lui sourit. En Israël ou en Afrique du Sud, les juifs d’origine germanique (les “ Yekke ” comme on dit familièrement) continuent de se fréquenter ou correspondre entre eux. On trouve toujours quelqu’un qui connaît quelqu’une. On rencontre même de véritables aubaines comme cette association israélienne des anciens de Kassel ! Catherine Bernstein parvient ainsi à remonter toutes les traces et à retrouver en vie cinq survivantes âgées de 85 ans au moment du tournage, la sixième étant décédée.

Les “ absentes ” retrouvées

Les deux soeurs Jankowiak vivent en Afrique du Sud, Sophie Hornthal s’est installée en Californie après avoir vécu 27 ans en Rhodésie (Zimbabwe), Elsbeth Kaufman vit à Londres, Rossel Walach à Tel Aviv. Ilse Levy qui se faisait appeler Monica Lincoln (pour en finir avec son passé juif) s’est mariée au Canada où elle est décédée. Adoptant la forme du “ road movie ”, le film se déplace beaucoup d’aéroports en autoroutes, arpente les rues du Cap, de Johannesbourg et de Harare (ex -Salisbury).
Dans ces séquences, la cinéaste apparaît de plus en plus à l’image, en se rapprochant progressivement des femmes qu’elle rencontre jusqu’à tomber dans les bras de la dernière.

Pas de nostalgie

Touchées par la démarche obstinée de cette cinéaste à demi-juive, les “ absentes ” font bon accueil à Catherine Bernstein et racontent volontiers les péripéties de leur départ d’Allemagne, légal ou illégal, les hasards qui ont fait d’elles des citoyennes anglaises, américaines, sud-africaines. Seule Rossel Walach, sioniste dès sa jeunesse, a véritablement choisi de devenir Israélienne. Les autres se veulent loyales mais sans illusion : “ Ce qui est arrivé en Allemagne, pourquoi ça n’arriverait pas en Angleterre ? ” s’interroge Elsbeth, la sceptique. Vis à vis de l’Allemagne leurs sentiments sont unanimes : pas la moindre nostalgie. Celles qui y sont retournées récemment pour de brèves visites y trouvent encore l’air irrespirable. Un contre-exemple cependant, c’est l’histoire de l’ex-mari de Rossel. Malgré ses succès dans la culture des fraises en Israël, il est revenu s’établir à Munich à la fin des années cinquante. Ses montagnes natales lui manquaient trop. Il dépensa toutes les économies du ménage dans l’achat d’un petit fonds de commerce, Rossel demeura dans sa nouvelle patrie : “ Nous avions contribué à la construire ” explique-t-elle.

Allemandes, malgré tout

Le film montre, par de petites notations, à quel point toutes, même celles qui ont perdu l’usage de leur langue maternelle après 60 ans loin de la terre natale sont restées allemandes. Tout rappelle l’Allemagne à l’intérieur de la maison familiale des Hornthal dans les faubourgs huppés de Harare. Chez Elsbeth, à Londres, on joue au bridge les après-midi entre anciens de Kassel tout comme chez la grand-mère de la cinéaste. Rossel, à Tel Aviv, récite encore en allemand sans la moindre hésitation le poème de Schubert, “ Le Double ”. Quelque désir qu’elles aient eu d’oublier le passé, toutes ont emporté beaucoup d’Allemagne à la semelle de leurs souliers.

Autres discriminations

Afrique du Sud, Rhodésie, Israël, Etats-Unis : comment les anciennes persécutées ont-elles réagi devant les discriminations violentes qu’imposaient leurs secondes patries ? La question ne leur a pas été posée mais certaines images la suggèrent. Les rues des quartiers blancs de Johannesbourg alignent interminablement des barbelés et des portails électrifiés derrière lesquels se tiennent des villas luxueuses entretenues par des domestiques noirs. Au Zimbabwe, où les commerçants indiens ont succédé aux juifs sur l’artère centrale de Harrare, les inégalités sociales sautent aux yeux.

Au bout du voyage, la liberté

Le film se clôt sur une rencontre inattendue, à Londres, avec une ancienne du lycée de Kassel, qui est spontanément entrée en correspondance avec Catherine Bernstein. Non-juive, Norgard Koch s’est elle aussi exilée dès 1934. “ Jusqu’en 1933, je n’étais pas intéressée par la politique. Ensuite, j’ai tout de suite compris. J’avais des amis juifs, je n’ai pas accepté ce qu’on leur faisait subir. Non, non, je n’ai rien fait d’héroïque, c’était tout naturel. ” Ainsi donc, il n’y avait pas de fatalité à l’aveuglement. Même dans l’Allemagne nazie, même dans ce lycée pour les jeunes filles de bonne famille de Kassel, il se trouvait des citoyennes libres. Les deux femmes s’embrassent, le spectateur respire ! Au terme de ce long travail contre le tabou, vient la récompense inespérée : la liberté.

Anne Brunswic
Article paru dans Diasporiques

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Les Absentes, 1999, 87 min, couleur, documentaire. Réalisation : Catherine Bernstein. Production : IO production, Images Plus. Participation : CNC, Procirep, ministère de la culture (DAI).



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