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Peinture
"Outre-sens", une exposition de Robert Radford
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A l’occasion de l’exposition des peintures de Robert Radford "Outre-sens" à La Maison des Arts de Carcès

Rue de la Folie-Méricourt au n°100. Le nom est joli, d’un Paris populo où affluait naguère la jeunesse de France et de Pologne, où les jeunes filles ne le restaient pas longtemps, où l’on flambait en une nuit de jeu ou de bal les sous de la semaine. Dans le bâtiment de briques sur cour, résonnait le piano des machines à coudre et les cymbales des presses d’imprimerie. Vestige de l’âge industriel : le grand escalier aux marches de bois nues s’enroulait autour d’un monte-charge haletant, désormais sans objet. Les murs peints en gris foncé jusqu’à mi-hauteur puis gris clair invitaient au graffiti.

On poussait la porte de l’atelier, Robert ouvrait du vin, sortait des cigares, on s’installait dans les petits fauteuils années trente, et l’on restait là une heure ou deux à causer politique, poésie, gourmandise, voyage, à réchauffer l’amitié en ouvrant des livres, des catalogues, des journaux. Les toiles récentes ou en cours demeuraient à la périphérie de la conversation. Souvent, l’oeil était happé par un rectangle bleu d’une intensité ultra-marine qu’on croyait n’avoir jamais vue. De loin, les couleurs les plus crues faisaient signe, un jaune citron presque fluorescent, un rouge sanguinolent. De loin.

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Le grand canal

Il fallait qu’un temps assez conséquent se fût écoulé – quelques verres bus, au moins un cigare consumé - pour que l’on s’arrachât aux fauteuils et qu’on commencât à se mouvoir dans l’atelier. Avec prudence à cause de tous les obstacles au sol qui rendaient l’exercice périlleux. On allait causer peinture. Au vrai, Robert racontait des histoires, des histoires vécues qui semblent inventées. Robert se disait à la fois ivrogne et ascète, catholique et juif, mystique et athée, caraïbe et parigot, sans-culotte et aristo, nègre quand ça lui chantait. Il se nourrissait de mythologies méditerranéennes, atlantiques, africaines. Tout lui était poésie.

Aujourd’hui son atelier a migré vers le sud. L’exil demeure notre demeure commune, notre patrie invisible. De là sans doute notre amitié. Oui, l’humanité se compose bien de deux espèces, les enracinés et les autres. Robert et moi appartenons à l’autre, celle des errants. Il n’est pas fait état ici de l’accident biographique, souvent malheureux, qui conduit à vivre loin de l’endroit où l’on est né. Circonstances somme toute accessoires. Pour écrire l’Exil majuscule, il n’est même pas indispensable d’être nègre ou juif ; chacun devrait se souvenir de l’exilé qui est en lui.

Si l’on en croit une fable des origines, l’exil procède d’un jardin nommé Eden (en hébreu « délice »). Il faut que l’humanité en soit chassée pour qu’elle se mette en branle. L’histoire débute par un coup de pied au cul. Désormais le jardin sera un ailleurs hors d’atteinte. Que la quête commence ! L’horizon est inventé.

Avec lui, l’écart entre la coupe et les lèvres, entre les mots et les choses, entre la proie et son ombre. La peinture peut commencer, peinture d’un Eden fatalement perdu, d’un horizon par définition inaccessible. Peinture de l’invisible, de la songerie, de la méditation.

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Le rêve de Dante

Nourri de la poésie de Saint-John Perse, Radford parcourt sans cesse le chemin qui va de l’Eloge à l’Exil, de la célébration à la mélancholie.
Ainsi de la série des « Puits visibles » dans les teintes ocres, suivie des « Puits non visibles », bleus. Ocre ou bleu, balancement fondamental.
Mais pourquoi tant de bleus sur les toiles de Radford, des bleus si intenses, si profonds ? Bleus des tropiques aveuglants, bleus grecs, bleus turquoises, bleus à outrance. Ces bleus, je les vois comme transcendés par la mémoire, réinventés par l’éloignement. Des bleus de l’exil en somme.

Je reviens souvent vers le chien assis « Sur les rives de l’invisible méditation ». Il surgit, pour reprendre le mot de Saint-John Perse, d’une de ces « ruptures ensanglantées du songe - trouées vives ». J’aime à penser que ce quadrupède haletant dans la chaleur du milieu de la journée est lui aussi habité par des images. Peut-être est-ce l’arbre auquel il tourne le dos qui nourrit sa méditation invisible ? Cet arbre a des racines mais celui de ses pensées flotte comme un nuage et fait signe vers l’infini.
L’Exil – espace et temps infranchissables – est un monde allégé, quintessencié. On y croise non des êtres de chair mais des créatures qui ne sont ni d’ici ni d’ailleurs, des créatures-signes qui renvoient des échos à l’infini.

Osiris est de celles-là. Créature dont le corps morcelé, dispersé d’un tableau l’autre, dénonce l’irrémédiable séparation. Ici un bras, là une main, un pied, une cuisse. Ecartelé comme l’esclave noir d’une rive à l’autre, d’un fer à l’autre. Seule Isis, le temps d’un baiser peut rassembler ce qui a été brisé.

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Ce chien méditant, j’y reviens aussi parce qu’il a une ombre, chose rare dans les tableaux de Radford. Le plus souvent, il traite la toile comme une surface plane, sans perspective. Comme un papyrus.
La troisième dimension, il la laisse au temps qui brouille et recompose. Il la laisse au spectateur qui s’engage dans l’aventure singulière de regarder une toile qui le regarde.

Anne Brunswic, mars 2009



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