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"L’Exil à Sedan", de Michaël Gaumnitz
Regarder au plus sombre de soi-même
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REGARDER AU PLUS SOMBRE DE SOI-MEME

L’Exil à Sedan témoigne simultanément d’une prise de risque et d’une maîtrise artistique exceptionnelles. Cette conjonction en fait une oeuvre pleinement aboutie comme il s’en voit rarement dans l’univers du documentaire.

Lorsque l’aventure de ce film commence en 1996, Michaël Gaumnitz a 49 ans et son père vient de mourir. Comment faire le deuil d’un père à qui l’on n’a jamais pu parler et dont on n’a gardé que des blessures saignantes ? Le film naît d’une urgence intime, un besoin de faire la paix, par-delà la mort. Pour cela, il faut apprendre ce qui a été obstinément tu, comprendre et pardonner. Apprendre la vérité au risque de découvrir le pire. Comprendre même le plus inacceptable. Pardonner, sans quoi on ne saurait vivre en paix avec soi-même. “Grandir c’est pardonner à ses parents” a dit Brecht. Michaël Gaumnitz semble s’en souvenir tout au long cet âpre travail qu’il s’impose pour en finir avec le cauchemar de son enfance.

Alcoolique, brutal, mélancolique, oisif, destructeur, Walter Gaumnitz faisait porter aux siens le poids de son malheur et de sa honte. Pour le petit Michaël, ce géant obèse tenait du monstre de légende, ou de ces porcs répugnants qu’il ne cessait de peindre. Walter, peintre et fils de peintre, n’a pas permis à son fils aîné Michaël, pourtant passionné de dessin, de tenir des pinceaux. A 14 ans, il l’a mis en apprentissage en cuisine puis dans une charcuterie industrielle. Une obsession du porc et de la porcherie l’habitait. Dans L’Exil à Sedan, Michaël Gaumnitz dont on connaît l’étonnante maîtrise de la palette graphique, se sert de ce moyen d’expression pour replacer chaque fragment de réalité mis à jour par l’enquête dans sa dimension symbolique. Car il s’agit tout à la fois de commencer le deuil d’un père honni et de libérer le peintre qui est en lui, ce peintre entravé, mutilé, qui n’a pu jusque là s’exprimer que par la médiation de l’ordinateur.

L’histoire du père. Le fils n’en savait que fort peu de choses avant de commencer le film. Walter était né à Dresde, avait passé sept années dans les camps, s’était volontairement exilé à Sedan juste après la guerre. Il vivotait en peignant des panonceaux publicitaires, répétant sur tous les supports l’image du sanglier, emblème de la ville et de son équipe de football. C’est dans cette ville hostile que Michaël a grandi avec ses deux plus jeunes frères et sa soeur cadette. Leur mère, originaire de Dresde elle aussi, pleurait en silence. Sedan haïssait les “ Boches ” et les enfants Gaumnitz avalaient les insultes. Le logis était pitoyable, la vie de famille à pleurer. Pourquoi Walter avait-il choisi de vivre chez les anciens ennemis ? Pourquoi se murait-il dans le silence ? Pourquoi imposait-il à sa famille cet exil moral et affectif ?

Michaël se souvient des insultes de son père, des bordées d’ordures hurlées en allemand. Il se souvient d’avoir été contraint de se promener dans les rues de la ville avec un masque de cochon. La voix off raconte ces tristes choses d’un ton étrangement doux tandis que la caméra scrute les lieux inoubliables de cette épouvante. Dans la paroi de la forteresse voisine s’incruste un oeil géant. Les fenêtres rapetissent. L’appartement devient cachot. Le petit garçon est un porc puisque son père le dit. Un porc rouge de honte, un porc poignardé par des insultes. Le dessin fait voir ce que les mots ne peuvent énoncer.

Sa mère, ses frères, sa soeur, tous marqués par cette tragédie, ne savent rien des secrets de Walter. Mais ils soutiennent Michaël dans sa quête de vérité et confirment tous l’image désespérante d’un Walter “dur à plaisir”. Les voisins, les compagnons de bar se souviennent d’un homme tout différent, d’un brave géant avec qui il faisait bon vider des chopes. Curieusement, c’est à des parents plus éloignés que Walter en a dit davantage sur ses sept années de captivité. Il semble que ses talents de peintre l’aient aidé à survivre. Peu à peu, Michaël reconstitue le puzzle grâce à l’aide d’historiens allemands. Les archives du IIIe Reich attestent que Walter Gaumnitz fut condamné à quatre ans de prison pour avoir détourné de l’argent collecté par les nazis. Au sortir de prison, il devint un “triangle vert” dans les camps de Natzweiler, Buchenwald puis Mauthausen, un de ces déportés de “droit commun” parmi lesquels les S.S. recrutaient leurs kapos. Reste une zone d’ombre entre juin et septembre 1943.

De quelles horreurs Walter a-t-il été témoin ou peut-être complice ? Quel poids de honte portait-il ? Tandis que l’enquête avance sur le terrain des faits historiques attestés, l’imagination du fils travaille sans relâche. La réponse tient sans doute dans ces figures de porcs et de sangliers qui ont pris la place des figures humaines que Walter dessinait avant guerre. La silhouette terrifiante du père dont le ventre énorme grouille de monstres hante les créations à la palette graphique. En noir-blanc-rouge, les trois couleurs des oriflammes nazies.

Ce que l’on apprend au terme de cette enquête tient à la fois du marquis de Sade et des chasses du Comte Zaroff. Dans le même temps que Walter sauvait sa vie, il tuait en lui le peintre et l’homme capable d’aimer ses semblables.

A chaque instant de ce film incandescent, on devine qu’il s’agit aussi pour son auteur de sauver sa propre vie en refaisant le chemin inverse, un chemin qui lui permettra d’être pleinement peintre et de ne plus désespérer de l’humanité. Chemin de réparation, chemin d’exorcisme où il entraîne avec prudence sa mère, ses deux frères et sa soeur. Autour de la table, la famille franco-allemande s’est retrouvée, ressoudée. Elle s’interroge : le père fut-il victime ou bourreau ? Bien sûr, elle préférerait voir en lui une victime afin de l’absoudre plus aisément, mais à cette question morale, le film n’apporte pas de réponse. Il se conclut par une scène d’une grande puissance symbolique : Michaël Gaumnitz, délaissant l’ordinateur, se regarde dans un miroir et applique des couleurs vives sur la toile, avec le pinceau et le doigt. Il n’a plus peur de toucher ni d’être touché, plus peur de se regarder ni d’être vu, plus peur de rencontrer dans le miroir l’image repoussante de son père.

L’Exil à Sedan est bien plus qu’un récit, c’est un acte. Dans cette oeuvre de maturité, Michaël Gaumnitz affronte avec une singulière audace ce que Michel Leiris appelait “la corne du taureau” . C’est le prix à payer pour que l’autobiographie ne soit pas narcissisme vain, pour que l’oeuvre ne soit pas un faire-valoir pour l’artiste mais un acte où l’homme entier s’engage. Car l’horrible secret de son père, bien que le fils n’en sût rien, était enfoui en lui-même. Enquêter sur son père demande qu’on ait le courage de regarder au plus sombre de soi-même. Au risque d’en mourir de chagrin ou de honte. L’artiste qui survit à cette épreuve peut enfin se regarder en face, droit dans le miroir.

Anne BRUNSWIC
pour Images documentairesn°49

Auteur-réalisateur : Michaël Gaumnitz
2002 - DV Cam - Couleur - France - VOST Français - 52’
Image : Jean-Claude Ducouret - Son : Myriam René - Montage : Françoise Arnaud
Production : AMIP, INA, France 5
Distribution : Doc & Co



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